Ni chanceuses ni extraordinaires, certaines familles savent rendre heureux leurs membres et ceux qu'elles accueillent. Un art cultivé au quotidien.
« Je suis née dans une famille qui s'était comme habituée au malheur, raconte Amélie Mélicourt, 85 ans. Chez nous, on ne riait jamais. La bouteille était toujours à moitié vide. Qu'il fasse soleil ou qu'il pleuve, les visages de mes parents étaient tristes. Les objets restaient toujours à la même place comme si la vie était arrêtée. Moi, je détestais cette atmosphère qui ne me donnait pas envie de grandir. Le soir, après la prière, une fois couchée, je me demandais souvent : est-ce pareil dans les autres familles ? »
La réponse vint quelques années plus tard, car la mère d'Amélie est tombée gravement malade, ce qui valut à la petite fille d'aller avec son frère vivre deux années chez ses cousins. « J'ai découvert une vie familiale tout à fait différente, confie-t-elle. Parfois, je ressens encore ce sentiment d'étrangeté qui m'a tout de suite envahie : là, c'était une maison de lumière en comparaison de ma maison ténébreuse. En fait, plus tard, j'ai réalisé que mon oncle et ma tante savaient jouir du moment présent. Et quand l'heure n'était pas favorable, ils ne s'appesantissaient pas, comme si celle qui allait suivre devait être meilleure ! Chez eux, la vie avait bon goût. Grâce à eux, je me suis mise à l'aimer à mon tour. »
C'est ainsi. A l'exemple de certains individus, certaines familles semblent avoir reçu le talent du bonheur, cette capacité d'aimer la vie et de la faire aimer à ceux qui partagent un peu ou beaucoup de leur intimité. « Mais, qu'on ne s'y trompe pas, souligne Christophe André, psychiatre et auteur de Vivre heureux, l'aptitude au bonheur est vaine et stérile si ceux qui la possèdent ne décident pas de la développer. » Autrement dit, la bonne étoile ne suffit pas. Le bonheur reste toujours à construire.
Mais alors quelles sont les recettes qui donnent à ces maisonnées l'âme joyeuse ? D'où tiennent-elles leur art de cultiver le bonheur au quotidien d'une vie ordinaire ? Pour le savoir, rien de tel que de se laisser inviter par l'une ou l'autre. Franchir le seuil de leurs maisons ne pose d'ailleurs en général aucun problème. C'est même là une de leurs caractéristiques. Quand leurs portes ne sont pas ouvertes en permanence, la clé n'est jamais loin : sous la bûche ou sous le paillasson !
« Par toutes sortes de détails, à l'extérieur, mais plus encore à l'intérieur de la maison, explique Monique Eleb, sociologue spécialiste de l'habitation et des modes de vie, certaines familles traduisent leur sens de l'accueil et leur volonté d'ouverture aux autres. » Et c'est bien vrai. A regarder de près, l'organisation de l'espace intérieur de ces foyers, il semble que tout soit fait pour que chacun trouve sa place et ce dont il a besoin pour ne pas éprouver un sentiment de gêne ou de timidité.
En fait, dans ces lieux, les biens matériels ne semblent pas avoir grande importance. Même beaux, voire précieux, les objets paraissent être mis là uniquement pour servir et réjouir les sens de ceux qui les approchent. « Effectivement, explique Christophe André, les parents de ces familles au coeur large ont une hiérarchie des valeurs qui privilégie l'être sur l'avoir, les valeurs de respect, de gentillesse, d'attention et de partage. Les valeurs matérialistes comptent moins. »
Alors, peu importe s'il règne parfois un joyeux désordre : on déplace un matelas d'une chambre à une autre, parce que ça facilite le papotage et les fous rires avec la copine du week-end, on sort les « beaux verres » pour l'invité impromptu, parce que c'est tellement plus agréable ! Bien sûr, ici comme ailleurs, et même peut-être davantage, il arrive que l'on casse, que l'on salisse, que l'on déchire, mais là, c'est sûr, on n'en fait pas un drame ! « Ce n'est pas grave », « On ne va pas s'en faire pour si peu », entend-on souvent...
Les hôtes parlent aussi souvent la même langue de la simplicité et de la gentillesse : « Tu reviens quand tu veux », « Un de plus, un de moins, ça ne compte pas », « Quelle bonne surprise de te voir », « Raconte-moi ce que tu deviens », etc. Nul doute que de telles attentions aident ceux qui les reçoivent. Ce fut le cas d'Anne, 32 ans, qui se souvient.
« Pendant toute mon adolescence, raconte-t-elle, j'adorais aller chez des gens de mon immeuble. Pourtant, ils n'avaient pas d'enfants. Mais, à mes yeux, c'était une vraie famille, des gens toujours accueillants, gais et prêts à m'écouter. Avec un petit détail qui me faisait du bien : il y avait toujours des fleurs fraîches chez eux. Pourtant, ils n’étaient pas très riches. Ils faisaient des tas de choses pour les autres. A l’époque, j’étais très déprimée et je ne m’aimais pas du tout. La vie me paraissait inintéressante, comme moi. Peu à peu, je ne sais pas comment, Francine et Pierre m’ont redonné confiance en moi. Et maintenant ça va bien, je suis mariée et j’essaie, avec Jean, de construire une famille comme la leur… avec deux enfants en plus ! »
Comment regarder ces familles et surtout les parents, ceux qui en tiennent les rênes ? Comme des gens extraordinaires parce qu’épargnés par le malheur ? « Non, répond Christophe André, ces familles ne sont pas exceptionnelles. Elles ont des défauts et connaissent les mêmes difficultés, les mêmes échecs, les mêmes épreuves que les autres. Seulement, il s’agit de familles dont les parents ont décidé d’apprendre à cultiver et à protéger leur aptitude au bonheur et celle des autres. »
Veiller à ne pas se laisser gagner par le pessimisme
Un apprentissage qui demande du temps et de la méthode. Ainsi, pour jouer ces cartes gagnantes, faut-il parfois se déshabituer de certains réflexes tels que : plaintes incessantes, visions pessimistes de l’avenir, pensées négatives et anxieuses. Car devenir heureux, c’est souvent d’abord refuser de devenir malheureux.
« Un jour, mon mari et moi, nous avons pris conscience que nous glissions vers l’humeur triste, avoue Sylvie, 45 ans et mère de quatre enfants. Nous ne riions plus avec nos enfants. Tout devenait un drame. Et quand il y avait une fête, il y avait toujours quelque chose pour la gâcher. Pourtant, nous n’avions que des soucis ordinaires, en comparaison de certains de nos amis, qui, eux, paraissaient plus heureux. Nous avons décidé de nous reprendre. Nous avons pris du recul avec un conseiller familial et nous avons compris que nous nous étions laissé gagner par l’anxiété. Maintenant, après plusieurs entretiens, nous avons retrouvé notre joie de vivre. Et nos enfants aussi ! »
Pour Sylvaine Paliniou, 38 ans, membre avec ses trois enfants des Focolari (1), « la joie de vivre est directement liée à la capacité de chacun de vivre pleinement le moment présent dans la confiance. » « Pour nous, précise-t-elle, notre foi en Dieu nous aide à progresser dans ce sens, à nous défaire de nos habitudes de toujours vouloir autre chose de mieux ou de différent de ce que l’on a. Certains de nos enfants sont plus enclins que d’autres à adopter cette attitude. A nous de nous appuyer sur eux pour entraîner le mouvement général. C’est ça aussi la richesse d’une famille. »
Se réjouir des petites comme des grandes choses de la vie pour que chacun découvre qu’elle est un bien infiniment précieux aux ressources infinies… Au fond, n’est-ce pas cet art subtil que maîtrisent les familles dont on dit qu’elles sont heureuses ?